Jean-Claude Prêtre

Peintre

Écrits imagés

 

L’enseignement de l’art (extraits)
écrits pédagogiques et propositions visuelles
JEAN-CLAUDE PRÊTRE

Les ressorts de l’éducation artistique sont étroitement associés à une aventure personnelle de l’art : de nombreuses correspondances peuvent être établies entre la démarche du peintre et les objectifs de l’enseignant. Il y a donc une simultanéité entre les jalons de la recherche personnelle et ceux de l’enseignement.
(…)
Le pédagogue ne transmet pas un savoir figé mais dans le geste même de transmettre le savoir prend le risque avec l’élève de s’engager sur des chemins nouveaux aussi bien dans le domaine des valeurs reconnues que dans celui de l’expérimentation pure. Il s’agit donc bien d’une aventure de l’esprit qui comporte des expériences, un ensemble d’activités de reconnaissance et d’expérimentation dont l’issue n’est pas toujours certaine. C’est précisément parce que le destin implicite de cette transmission particulière des connaissances esthétiques est de se confronter à ces contingences fertiles que sont l’incertitude et le risque qu’on lui accorde une valeur formative fondamentale.
En définitive, cette interactivité est conforme au concept même de l’échange démocratique. La communication des connaissances intègre donc la notion d’utopie sans laquelle rien d’essentiellement nouveau ne saurait être découvert mais sous-entend toutefois quelques règles et oblige à respecter un programme, c’est-à-dire, un ensemble de valeurs.
(…)
L’aptitude à construire un cours à partir du désir de l’apprenant plutôt qu’à partir de ses lacunes requiert du pédagogue de se mettre préalablement à l’écoute de ses élèves avant même de le concevoir. Présomptueux et inefficace sera le pédagogue qui applique à l’art le concept de cours magistral : qui oblige ses élèves à fabriquer des objets déterminés selon une référence esthétique coercitive. Un programme défini à l’avance a peu de chance de rencontrer le phénomène essentiel du processus créatif en attente dans l’esprit des élèves. Avant de définir la matière de son cours le maître d’art se devrait donc d’accorder un laps de temps consacré à un travail libre. Face à l’éventail des différentes formes d’expression, il sera à même de cerner plus objectivement les enjeux exprimés. Et à partir de cette première prise de contact, sans brusquer les sensibilités, il pourra définir un programme en équilibre dynamique avec l’ensemble des élèves et de cette façon les aider à prendre conscience de la singularité de leur potentiel de créativité jusqu’à ce qu’ils soient à même d’entrevoir puis de formuler un projet personnel.
(…)
Il ressort de cet ensemble de paramètres esthétiques qu’un enseignant ne devrait jamais être l’otage ou le complice d’une tendance unique mais se faire l’écho de toutes les formes d’art, de toutes les attitudes et en premier lieu de la profonde fracture qui a régné dans le domaine culturel depuis le début de l’ère moderne jusqu’à nos jours où la division s’est encore renforcée. Le geste d’élire un objet comme oeuvre artistique, sans le modifier, par simple déplacement de son lieu originel vers une institution culturelle, est devenu l’archétype emblématique de notre art contemporain : il s’est constitué au début du siècle sur les ruines du geste de l’artisan. Le ready-made de Marcel Duchamp est sans commune mesure avec le geste organique de l’artisan né, dès l’origine de l’espèce humaine, dans sa confrontation avec le monde et la société. Il fait partie d’un lent processus qui n’est pas encore arrivé à son terme.

Ce par quoi l’événement artistique se produit relève d’une cause première qui nous demeure obscure. Les effets produits par cette cause – voire par un ensemble de causes secondes – sont mieux connus. Il y a lieu de penser que l’enseignant se doit de prendre en considération d’abord la notion de genèse dans l’art et de dispenser son enseignement en engageant les fondations du travail de réflexion et d’expression sur la reconnaissance de cette distinction.

Ecrits pédagogiques et propositions visuelles (écrits illustrés)

Aux écrits pédagogiques viennent s’ajouter en regard des propositions visuelles qui les illustrent. Ecrits, images, objets, environnements, installations sont présentés comme une union de contrepoints toujours en devenir. C’est sur cette base mobile que théorie et pratique, passé et présent, art et anti-art peuvent être réfléchis ensemble dans la perspective d’une évolution naturelle.

1977-2000

« Le Mur de signes », installation, 1981

« Le Mur de signes », installation, détail, 1981

 

« Pour aller à l’illimité, il s’agit de définir des limites ».
Yi King

« S’il reste toujours à dire et à écrire, c’est qu’il y a quelque part quelque chose qu’on ne peut nommer ».
Marc le Bot

« L’inattendu survient à force de patience ».
Marc Le Bot

« Une idée de peinture ne sera pure que si l’on ne peut l’exprimer dans un autre langage que le sien, la peinture ».
Pablo Picasso

« Dans l’art, seule la subjectivité pourra avoir un jour valeur d’objectivité ».
Harald Szeeman

« Dans la mesure où les artistes prennent une conscience plus nette des moyens dont ils disposent, il semble bien qu’il leur arrive d’utiliser des thèmes mythiques pour exprimer dans et par l’image le problème de ce qu’est l’image elle-même pour le peintre, dans sa façon de donner à voir la présence de ce qui ne peut être vu ou qui n’est pas là où on le fait voir ».
Jean-Pierre Vernant

 

« En se présentant à l’examen de maturité en Arts visuels, l’étudiant(e) devrait être en mesure de mener une réflexion et une recherche plastique cohérentes et personnelles. Fort de cette singularité, il(elle) se devrait de trouver en lui(elle) assez de maîtrise pour prendre en considération les propositions de l’école et les faire siennes.
Les propositions valent surtout comme moyens de repérages, analogies, objets d’accompagnement et de méditation plutôt que comme exercices scolaires de vérification.
Il ne faut pas perdre de vue que c’est par un engagement clair au départ que l’on trouvera la meilleure solution aux problèmes posés.
Les critères d’évaluation portent sur l’originalité et la cohérence du travail, sur la qualité de l’engagement, la maîtrise des moyens techniques et le sens du risque ».
JCP juin 1978

 

1977-1981

« C’est notre corps qui est l’unité de mesure qui nous permet l’évaluation de la grandeur. C’est à partir de lui que nous nous faisons une idée sur ce qui est petit ou grand. La référence de notre corps pour comprendre l’objet qui nous intéresse (un objet qui ne se voit pas, qui ne saurait être vu) est inappropriée.
Notre objet est un corps imaginaire d’ordre mythique. Il est émotion, style, monumentalité, démesure : il n’est comparable à rien d’autre qu’à lui-même ».
JCP mars 1988

« Le fini comme expression de la maîtrise rationnelle n’est pas forcément le but à rechercher ; l’inachevé, l’expression encore divagante du sens avec ses repentirs est tout aussi recommandée… Plutôt qu’une composition scolaire de détails narratifs, l’étudiant(e) s’efforcera de faire une interprétation vivante de son sujet ».
JCP juin 1990

1981-1986

« Théâtre de cartons feints », 1983, installation

 

« Le Labyrinthe est proposé comme une métaphore, une mise en scène, une théâtralisation du système de la peinture entendu plutôt comme instrument de recherche et d’expérimentation que comme instrument de reproduction du visible.
La peinture expérimentale n’avoue pas son objet par avance : on le découvre en elle et avec elle en la pratiquant. On peut dire de cette peinture que c’est quand elle semble la plus éloignée de son objet qu’elle en est la plus proche et quand elle semble être sur le point de le saisir et de le révéler qu’elle en est la plus éloignée… Cette peinture est donc d’abord le miroir de celui qui peint avant d’être celui du sujet qu’elle représente ».
JCP novembre 1992

 

« Chez Achille Bonito Oliva – théoricien de la « Transavant-garde italienne » – il n’y a plus cette idée préconçue de Germano Celant – théoricien de l’Arte povera – que l’évolution artistique passe inévitablement par le renouveau des matériaux.
Achille Bonito Oliva n’idéalise pas les matériaux et n’approuve les concepts en art que dans la mesure où ils s’incarnent dans le tissu du langage. Il insiste sur la notion du retour de l’art à son lieu d’excellence qui est le travail au-dedans de soi et au-dedans de la substance de la peinture : sur la redécouverte du plaisir de faire, sur l’humilité de la « manualité » expérimentale, sur les notions de risque, de jeu, d’humour, d’ironie, de liberté, sur les dérives subjectives du nomadisme culturel.
L’artiste ne fait plus de différence entre passé et présent, entre son histoire privée et la grande histoire collective de l’art, entre figuration et abstraction.
L’artiste se doit d’être ouvert et attentif à tout. Il n’a pas à respecter d’engagement définitif : il doit se fier d’abord à l’instantanéité de sa création ».
JCP juin 1994

« Nous sommes aujourd’hui dans la situation à la fois difficile et idéale de vivre toutes les époques en une seule : tous les états de l’art, tous les enjeux esthétiques passés et présents dans leur riche et contradictoire diversité ».
JCP juin 1995

1987-1995

« Squelette et brassée de branches mortes », 1990, installation

 

 

« Arbre généalogique », 1995, installation, détail

 

« Nous avons été sensibles aux métamorphoses de la Femme : opulentes déesses-mères du néolithique, matrones de l’Antiquité biblique, céleste Éve-Vierge médiévale sanctifiée au corps élancé, sexuellement indéfinissable, Sainte renaissante paganisée progressivement érotisée en Vénus, incarnation de la Beauté qui s’offre au regard, qui n’existe que pour le regard… Et plus tard, à travers les siècles jusqu’à nous – en simplifiant beaucoup le sens de cette riche figuration du mythe féminin – les femmes-prétexte de la peinture moderne…

Toutes ces femmes ont leurs poètes et leurs sculpteurs ; elles ont surtout leurs peintres : Botticelli, Raphaël, Lotto, Bellini, Vinci, Parmigianino, Cranach, Giorgione, Titien, Tintoret, Corrège, Vélasquez, Rubens, Goya, Manet, Ingres, Delacroix, Courbet, Klimt, Renoir, Degas, Bonnard, Picasso, de Kooning, Balthus… Jeff Koons.

Mères et Filles – immobiles ou en mouvement, silencieuses ou vociférantes, secrètes ou révélées, tantôt ligne, tantôt couleur, surface, architecture, espace, langage, miroir des temps, enjeu esthétique – sont au coeur de la création : elles en révèlent toutes les facettes ».
JCP juin 1995

 

 

« Le mythe de Dédale est celui du premier artiste, du premier architecte, du premier constructeur de notre histoire occidentale. Dédale est surtout l’artiste le plus représentatif d’une certaine forme d’intelligence propre à la culture grecque. Cette intelligence a pour nom mètis : une forme de « ruse » spécifique à l’artisan et à l’artiste dont l’activité consiste, en mêlant les contraires, à relier ce qui s’oppose, à faire un de deux… à réussir la conjonction des choses inconciliables.
L’ouvrage le plus important de Dédale est le Labyrinthe de Cnossos. Les sources nous l’enseignent : l’objectif de cette construction était d’égarer le visiteur dans les méandres sinueux de ses couloirs inextricables.
Sa réalisation fut tellement réussie que son concepteur, Dédale lui-même, était bien incapable d’en trouver l’issue…
L’image est belle : un artiste maîtrisant parfaitement les artifices de son art que son oeuvre égare… ».
JCP novembre 1995

« La peinture est l’instrument qui permet de réunir mythe et réel. La peinture ne redoute pas de s’appuyer sur l’anecdote : elle a ce pouvoir de faire d’un événement accidentel un événement essentiel, de donner à une image fugitive de l’actualité la dimension de sa langue : une dimension intemporelle ».
JCP novembre 1995

 

 

1995-1998

« Imagerie du réel », 1995, installation, détail

 

« Imagerie du réel », 1995, installation, détail

 

« Dionysos est un modèle de comportement pour un peintre : perpétuellement en mouvement, étranger chez lui, de nulle part, partout où on ne l’attend pas, sans programme, toujours chez lui où il est… son identité est toujours à redéfinir.
Dionysos encourage à sortir de soi, à prendre des risques : son espace est ambigu, sans repères trop évidents. Présent et absent, concentré et spontané, bruyant et silencieux, il est le dieu du ravissement et de la fureur : l’image par excellence de la métamorphose ».
JCP mars 1996

 

« De nos jours, l’art est tradition et avant-garde, valeurs nouvelles et dérision. Il est partout et nulle part : dans le musée et la galerie, dans les lieux abandonnés, dans la rue, le magasin, l’école. L’art est éducation et thérapie : il propose des solutions aux problèmes de la société. Dans son questionnement, il est de plus en plus proche et de plus en plus séparé du monde. Il s’adresse aux initiés et au grand public. Il est pensée et objet, action et personne, apologie des matériaux et dématérialisation. Il est mémoire et rupture, hasard, table rase, néant, et encore perpétuation des grandes valeurs culturelles.
Il est à l’image de la complexité de la société actuelle : le reflet atomisé de sa multiplicité ».
JCP juin 1996

 

 

« Le ready-made face à la vitalité de l’imaginaire…
Octavio Paz, exaspéré par toutes les contrefaçons faites à partir du concept de Marcel Duchamp, a dit des oeuvres de sa descendance, qu’elles étaient souvent une dégradation d’un geste unique en un rituel collectif de plus en plus inoffensif . De nombreux artistes d’aujourd’hui évoquent une société sans âme. Installer un réfrigérateur sur un coffre, exposer une lampe de bureau, un réveil à quartz, une paire de chaussures de jogging, sont devenus  les formes les plus élaborées de l’expression de soi. A cet art qui parfois prétend dénoncer la culture de la marchandise alors qu’il en est le plus souvent complice, qui annonce la mort de l’art en s’appropriant le jeu publicitaire de la consommation, nous avons opposé des modèles liés au mythe, à l’imaginaire, à la vitalité du corps ».
JCP juin 1999

 

1998-2000

« L’interconnexion », 2000, installation

 

« L’interconnexion », 2000, installation, détail

« Issue de la mythologie grecque, la première manifestation de Danaé a un caractère littéraire. Elle deviendra par la suite ce qu’il est convenu d’appeler un « thème » pour les peintres. Ce « thème » sera représenté depuis la Grèce antique jusqu’à nos jours, donnant à voir, à travers ses représentations successives, une histoire des formes et des enjeux esthétiques parallèle à celle de l’histoire de l’art.

En résumé, le mythe raconte comment le roi d’Argos, Acrisios, enferme sa fille Danaé dans une tour hermétique pour la soustraire au désir des hommes. Il a appris par un oracle que le fils de sa fille aimée le tuerait un jour. Il n’avait pas prévu que la beauté de Danaé opérerait jusque dans l’Olympe, où Zeus, en personne, allait s’éprendre de ses charmes et s’introduire dans la prison paternelle, métamorphosé en pluie d’or, pour l’approcher…
On connaît toutes les péripéties qui vont s’ensuivre jusqu’à ce que l’oracle se réalise.
Du mythe, nous n’avons retenu que ses prémisses : le moment merveilleux de la rencontre…
De l’histoire de sa représentation et, conséquemment, de l’histoire de la transformation de son sens, il faut surtout retenir – à l’époque de la première Renaissance (avec Jan Gossaert) – la figuration de Danaé comme métaphore de la Visitation de la Vierge…
Plus tard, durant la Renaissance à Venise, lorsque la pluie d’or aura cédé la place à la pluie de pièces d’or (avec notamment Titien et Tintoret), Danaé en Vénus, sera assimilée à ces courtisanes qui acceptent un présent en échange d’une sorte de « performance » amoureuse… ».
JCP novembre 2000

« Danaé est l’exemple idéal d’une concaténation providentielle des métaphores touchant à la création, et d’abord, métaphore de l’artiste, lui aussi confronté à une forme de solitude « involontaire » et saisi, comme elle, par une force « fabuleuse » qui lui dicte son bon vouloir ; puis métaphore du travail de l’art : l’étreinte passionnée de Zeus et de Danaé peut être interprétée comme la confrontation du peintre avec la peinture ».
JCP novembre 2000

 

 

ARTS VISUELS, Collège Claparède, janvier 2001

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