Jean-Claude Prêtre

Peintre

danaé world suite / 11 septembre 2001

 

DANAÉ WORLD SUITE / 11 SEPTEMBRE 2001, 2001
suite de 49 œuvres uniques
4 œuvres sur papier Arches marquées (A / B / C / D), technique mixte (acrylique et sérigraphie), 4 x (80 x 106 cm)
45 variations digitales d’après les 4 œuvres de base, tirées sur papier argentique et mises sous verre acrylique (A1 à A6 / B1 à B13 / C1 à C6 / D1 à D20), 45 x (73 x 100 cm)

 

DANAÉ WORLD SUITE / 11 SEPTEMBRE 2001 a été préparée par 49 épreuves d’artiste uniques réunies sous le titre générique Suite EA
49 variations digitales indivisibles tirées sur papier argentique et mises sous verre acrylique
(A-A1-A6  /  B-B1-B13  /  C-C1-C6  /  D-D1-D20), 49 x (70 x 100 cm)

 

 

 

 

11 SEPTEMBRE 2001

  

Je sais la proximité de ce travail avec la projection de Mercator (16ème siècle) et de Marin de Tyr (fin du 1er siècle) ; avec le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch qui conclut et relance la grande aventure de la peinture (1917) ; avec la passion de la variation telle que Monet l’a figurée dans sa dernière série des Nymphéas où la forme se désintègre jusqu’à la non-figuration (dès 1926) ;  avec la représentation du temps qui passe dans l’œuvre de Roman Opalka qui peint blanc sur blanc (dès 2008 jusqu’à son décès en 2011).

Comme de très nombreuses personnes dans le monde, j’ai été indirectement témoin par la télévision, de l’écrasement de deux avions de ligne en provenance de Boston, le 11 septembre 2001, le premier, sur la tour nord du World Trade Center, à 08h45, et le second, sur la tour sud, à 09h03, suivi, un peu plus tard, de l’effondrement des tours, faisant deux mille sept cent cinquante-deux victimes, selon l’information officielle !

J’enseignais alors à Genève et je préparais une exposition pour la Réunion annuelle du WEF de Davos 2002. J’eus immédiatement la certitude qu’il me fallait réagir en tant qu’artiste à cet événement : j’avais eu, au moment même du choc provoqué par les premières images transmises par la télévision, une intuition de la manière de l’interpréter.

J’ai commencé mon travail sur Danaé World Suite / 11 septembre 2001 tout de suite après les attentats du 11 septembre, en septembre même. La nouvelle série m’a spontanément orienté vers une logique éloignée, à première vue, de la recherche entreprise avec les Chimères, dernière série de la Suite Danaéle troisième volet de ma trilogie « Ariane, Danaé, Suzanne ». Depuis 1998, ce thème m’occupait de manière exclusive.

Je ne pouvais, en effet, imaginer faire une exposition dans un tel cadre, sans évoquer cette tragédie par un ensemble cohérent et à part, d’autant plus qu’au courant du mois qui suivit l’attaque, j’appris du WEF que l’exposition de Davos serait déplacée à New-York. Cette information me conforta dans ma décision d’accompagner mes Chimères d’un travail sur le 11 septembre.
Quoi de plus juste que de montrer – dans la ville même où eurent lieu les attentats et dans le cadre de la Réunion annuelle du WEF – sans doute l’une des premières transcriptions artistiques des attentats !

L’enjeu des Chimères était de restituer à des dépôts aléatoires de couleur d’origine accidentelle, à des formations de taches nées du hasard et privées de références immédiatement repérables, à des « déchets d’atelier », une cohérence nouvelle, une « plénitude », sans rien perdre de ce que recelait de pure énergie cette matière fortuite.

La série 11 septembre prend le parti inverse : comme la puissance stupéfiante de l’ événement met le pouvoir de la peinture d’histoire et même celui de l’imagination en échec, elle relève d’une prospection volontaire patiemment déconstruite parfois aléatoire : son enjeu artistique ne peut être que symbolique.

Dans le cadre du Forum de Davos de janvier 2002, je souhaitais d’abord essentiellement montrer des œuvres de la série Danaé, les Chimères, lesquelles, pour certaines d’entre elles, sont également inspirées du 11 septembre, notamment : Chimère 23, « il est cartographie du chaos – elle est soie papillonnante inondée de pierreries », et puis, le travail sur l’interprétation des attentats a pris le dessus !

 

« il est cartographie du chaos – elle est soie papillonnante inondée de pierreries, 2001, acrylique sur papier, 106 x 128 cm

 

Choqué par l’effondrement de la première tour, j’ai été amené à interpréter l’événement dramatique comme une « inversion » du sens du thème mythologique : la pluie d’or fertile qui tombe sur la tour de Danaé prisonnière venait de se transformer en un déluge de feu destructeur. Au moment où l’inversion de mon thème s’imposa, s’imposait également une « image ».

Superposée à l’espace clos et défiguré de Manhattan: l’ « image » de la terre – la carte de la terre la plus conventionnelle – mise sous grille avec les silhouettes des continents ciblés par un réseau de croix, et, en contrepoint, autour des figures continentales, une mosaïque de petites peintures de formats variés.

Avant de me fixer un objectif, je commencai par penser que, comparée à la vaste iconographie publique enregistrée des attentats dans la presse, à la violence des images diffusées par les médias planétaires (images photographiques et filmées de la catastrophe), toute peinture de représentation – même la plus engagée dans le geste expressionniste – paraîtrait dérisoire !

Mon projet, d’abord intuitif, n’était pas de représenter la tragédie du 11 septembre, mais, en décidant de faire de la carte de la terre la matière même de mon travail, je désirais symboliquement rendre présent un « mouvement » allant de la catastrophe vers un apaisement géopolitique : j’avais pour ambition de donner à « voir » une notion renouvelée de la paix dans le monde.
Tant il était clair que les attentats ne concernaient pas exclusivement New-York et l’Amérique mais bien le monde entier.

De cette « image », je conçus quatre variations de base sur papier. La première, en noir et blanc, figure une grille qui recouvre entièrement la carte avec, en contrepoint, un assemblage de petits tableaux rectangulaires peints ; la deuxième, en rouge, et la troisième, en bleu, usent toutes deux, en plus, d’un dispositif de recouvrement de la carte par le signe de la croix mis en réseau ; la quatrième, polychrome, additionne grille, croix et riche combinaison de petites peintures juxtaposées.

(Voir les variations A, B, C, D ci-dessous).

 

DANAÉ WORLD SUITE / 11 septembre 2001, A et A1 – A6

DANAÉ WORLD SUITE / 11 septembre 2001, A

 

 

 

DANAÉ WORLD SUITE / 11 septembre 2001, B et B1 – B13

DANAÉ WORLD SUITE / 11 septembre 2011, B

 

 

 

 

DANAÉ WORLD SUITE / 11 septembre 2001, C et C1 – C6

DANAÉ WORLD SUITE / 11 septembre 2001, C

 

 

 

 

Dans les trois premières variations (A, B, C), les petits tableaux de différentes tailles occupent l’espace des mers et des océans. Dans la quatrième (D), la mosaïque polychrome envahit également l’intérieur des continents et renforce, dans un premier temps, l’impression d’enchevêtrement chaotique des formes.

Chacune des quatre variations de base donne lieu à un certain nombre de nouvelles variations : ainsi, la variation A est composée de 7 œuvres ; la variation B de 14 ; la variation C de 7 ; la variation D de 21.

 

DANAE WORLD SUITE/11 SEPTEMBRE 2001, D ET D1-D20

DANAÉ WORLD SUITE / 11 septembre 2001, D

 

 

Le quadrillage, le réseau des  croix comme autant de points de mire, les petits tableaux dans les grands qui les contiennent, tous ces tracés d’abord permanents, ordonnés, puis intrusifs, désordonnés, catastrophiques se transforment peu à peu – au cours de la métamorphose qui va de A à D – en un dispositif de moins en moins mimétique qui permet de faire évoluer l’image anecdotique de la carte vers la peinture : de transformer l’objet du monde en objet pictural. Ainsi, les indices de départ relatifs aux coordonnées spatiales de la carte du monde tendent à devenir des trames harmonieuses, des nuances indistinctes et apaisées, des transparences propices à une rêverie paisible…

Enfin, cette lente défiguration de la terre en 49 états établit une lisibilité qui tend à un « presque – rien – visible », trace un contour comme « une fin du regard » –  en ayant pour objectif de rendre présent un équilibre possible dans le monde par le travail de l’art.

La dernière variation de la Suite – «D20» – est blanche, absente de toute couleur, de toute forme, de tout mouvement : deuil et pureté, absence et attente, paix, déconstruction et renaissance.

JCP


 

PALAIS DES NATIONS, VERNISSAGE (photographies Philippe Prêtre)

Catalogue (71 pages reproduisant la Suite des 49 variations en couleur) avec des textes de Kassym-Jomart Tokayev et de Dante Martinelli, de Michel Butor et de Jean-Claude Prêtre.

Consulter le catalogue


11 SEPTEMBRE 2001
PAR UN PHILOSOPHE, UN CRITIQUE D’ART, UN PEINTRE

« Entre temps, j’ai lu et vu beaucoup de choses sur le sujet, notamment Power Inferno de Jean Baudrillard, en 2002, et l’essai de Robert Storr, – « Septembre, une peinture d’histoire de Gerhard Richter », en 2010 ; l’édition française parue en 2011, à La Différence, Paris, a coïncidé avec le 10ème anniversaire des attentats – un écrit à propos de l’unique peinture faite d’après l’ « événement » par l’artiste allemand, en 2005.

Je dirai plus bas mon interprétation de cette peinture d’un artiste avec lequel je partage plusieurs obsessions et aussi des contradictions assumées concernant les enjeux de la peinture. Comme lui, passionné par l’image en général, comme lui, peintre du risque et de la retenue, de la peinture abordée sous la forme de la série, tantôt inspirée par le hasard et la gratuité du geste, tantôt par sa maîtrise.

Jean Baudrillard dit que l’événement est irreprésentable. Rien ne peut lui équivaloir. (…) Après un tel événement, il est trop tard pour l’art, il est trop tard pour la représentation. Et c’était bien ma conviction avant d’entreprendre le travail en 2001 – avant de lire Baudrillard en 2002 – trop tard pour la représentation !

Gerhard Richter a fait, en 2005, un unique tableau sur toile de petit format (52 x 72 cm) – Septembre – représentant l’attaque du World Trade Center.

 

 

Gerhard Richter, « Septembre », 2005, huile sur toile, 52 x 72 cm

 

Selon ses confidences à un journaliste du Spiegel – reprises et développées par Robert Storr – sa première intention aurait été de peindre l’image de l’explosion du vol United Airlines 175, au moment où il se fracasse contre la tour sud.

Ce motif, d’abord traité en pleine pâte très colorée se trouve être dans l’œuvre finale – offerte par l’artiste au Musée d’art moderne de New York – à peine reconnaissable : le peintre a échoué en reconnaissant n’avoir pas pu rivaliser avec les couleurs lumineuses et saturées de la photographie de référence.

D’après Robert Storr, il aurait même envisagé de la détruire « démoralisé par cette divergence ». Mais se ravisant, il trouva une solution : en raclant la matière superflue jusqu’à retrouver le grain de la toile, il obtint ainsi une évocation fantomatique de sa première intention qui lui parut être de nature à remplacer sa première volonté de rivaliser avec l’intensité du document photographique.

Selon moi, Robert Storr, surévalue les qualités du tableau dans son rapport avec la réalité de l’attentat. Toute œuvre abstraite de Richter faite au moyen de ses instruments habituels (grandes raclettes et spatules) a les mêmes caractéristiques matérielles que le tableau Septembre, à ceci près – selon les œuvres – que la matière est plus ou moins couvrante : et ici, elle est, pour ainsi dire, inexistante !

Il en donne de nombreux exemples dans son essai. Par exemple : « Cette zone oblongue de tons chauds traversant les gris et les bleus froids, et ces étincelles, c’est l’avion explosant. Comme d’autres images de la sorte nous l’ont appris, les particules carbonisées qui envahirent l’atmosphère environnant les tours et traversèrent la ville emportées par le vent n’étaient pas seulement les sous-produits de la vaporisation du fuselage et des matériaux de construction, mais aussi en grande partie le précipité de quelque deux mille sept cent cinquante-deux vies, de telle sorte que l’air respiré par les personnes présentes était composé dans une proportion non mesurable des derniers vestiges de ceux qui avaient été incinérés sur place. (…) L’odeur des corps se consumant était masquée par celle du plastique brûlé et d’autres substances inorganiques, mais personne n’ignorait que cette puanteur écœurante était un composite qui incluait les effluves du crématorium. Les images n’ont pas d’odeur, mais par l’effet de quelque phénomène de synesthésie, la traduction par Richter du 11 septembre 2001 laisse un goût de cendres. Être englouti dans ce tableau, cela implique également de respirer son atmosphère. »

Il faut bien reconnaître qu’il n’est pas aisé de s’ « engloutir » dans un tableau de 52 x 72 cm ! A moins d’avoir une raison toute autre que celle de méditer devant les qualités d’une peinture.

Robert Storr a beaucoup insisté sur le fait que le tableau n’avait pas l’ambition de l’art documentaire, de l’archive historique, de l’image réaliste, qu’il était davantage « le fruit de l’imagination » : de la « vision » du peintre « neutralisant le voyeurisme de l’appareil photo. » Le « flou », l’« indéterminé », la « réticence » étant considérés par lui comme des instruments critiques !

En réalité, Robert Storr surestime la stratégie de Gerhard Richter : tout peintre a fait cette expérience – en grattant une surface trop riche de matière quelques jours après sa première intervention – de retrouver le fantôme de son esquisse. C’est le quotidien de tout artiste au travail ! Il n’y a là rien d’imaginaire, de visionnaire : notre goût actuel pour ce qui est mal défini nous porte à prendre les simples gestes du travail voire les déficiences des artistes pour des qualités ! »

JCP

 

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