Jean-Claude Prêtre

Peintre

Suzanne, le procès du modèle, 1984 -1991

TINTORET Jacopo Robusti, Suzanne et les vieillards, 1557, Kunsthistorisches Museum, Vienne

 

Durant la décennie 1980-90, le peintre JC Prêtre a réalisé 121 variations d’après Suzanne et les vieillards du Tintoret, l’une des cinq œuvres créées par le maître Vénitien sur le thème de Suzanne. Il s’agit de celle qu’il a peinte en 1557 à Venise, aujourd’hui dans la collection du Kunsthistorisches Museum de Vienne.

Le Musée d’art moderne, Palais Liechtenstein de Vienne a exposé les variations de JC Prêtre en 1991 (24 mai – 16 juin).

La Suzanne du Tintoret avait été promise par le Musée historique au Musée d’art moderne durant la période de son exposition. Or, pour des raisons de sécurité, l’œuvre du Tintoret n’a pu être prêtée. Le Musée historique a donc trouvé une solution de rechange extrêmement intéressante pour l’artiste du point de vue de son concept de la variation. En effet, à la demande du Musée, SONY a fabriqué un écran au format du tableau du Tintoret dans le Musée d’art moderne et a envoyé Suzanne et les vieillards par satellite accompagnée de sa présentation par son conservateur le jour du vernissage.
Ce qui a fait dire à l’écrivain Michel Butor, qui présentait JC Prêtre, qu’il s’agissait bien là de la 122ème variation…

En réalité, le peintre JC Prêtre a réalisé beaucoup plus que 121 variations, puisque certaines Suzanne sont des diptyques, des triptyques et des polyptyques, et que certains polyptyques sont constitués de quatre, de sept, de treize, de vingt et une Suzanne, la dernière, la 121ème, étant le catalogue même de l’exposition à propos de laquelle le psychanalyste et écrivain Alain Grosrichard dit :  « Paradoxale dernière, évidemment, puisque cette dernière se donne comme une partie du tout qu’elle représente, et constitue l’ensemble dont elle est elle-même un élément ».

Néanmoins, pour le peintre, il n’y a bien que 121 œuvres… Ce chiffre est l’emblème du « concept » même de la série Suzanne

 

Suzanne en ses figures secrètes II, 1987

 

« Depuis son apparition, l’art moderne aspire tout autant à l’innovation (le renouvellement du langage des formes et des stratégies de structures signifiantes) qu’à la réinterprétation de la tradition (« la grande histoire collective de la communauté culturelle européenne »).

En présentant les variations de Jean-Claude Prêtre, le Musée d’art moderne de Vienne désire mettre un accent particulier sur cet aspect de l’art du XXe siècle. La référence initiale de ce cycle d’images est l’œuvre célèbre, énigmatique et d’une beauté insaisissable du Tintoret : Suzanne et les vieillards. Cette exposition à Vienne est d’autant plus actuelle que c’est ici, au Kunshistorisches Museum, que se trouve le tableau du Tintoret.
Depuis environ une décennie, le peintre suisse Jean-Claude Prêtre se consacre à l’exploration du tableau du Tintoret. Son cycle d’images se compose de 121 variations, dont le catalogue Suzanne est la 121
e.
Dans cette dernière œuvre, textes et images sont aussi interdépendants que le sont le modèle de référence et les variations qui s’en inspirent.

L’histoire de l’Ancien Testament et son iconographie (dont le peintre Jean-Claude Prêtre présente également un résumé) sont le sujet principal de la première partie : Histoire d’une femme modèle. Dans la deuxième partie : Aujourd’hui Babylone, les différents auteurs prennent l’actualisation du mythe pour objet et réfléchissent à l’importance historique et poétique de cet « ancien thème ».
C’est à vrai dire la question-clé que se pose Jean-Claude Prêtre : à quel point ce mythe est-il enraciné dans notre conscience culturelle et dans quelle mesure les grandes histoires des temps passés peuvent-elles encore offrir, aujourd’hui, des perspectives et des stratégies actuelles ? C’est dans l’histoire de l’art que le peintre Jean-Claude Prêtre cherche réponse sous une forme visible à ces questions.

Cette exposition au Musée d’art moderne permet une coopération inédite entre les musées fédéraux. A l’exposition et au catalogue ont contribué aussi bien des artistes que des scientifiques, des écrivains que des hommes politiques. »

Lóránd Hegyi, directeur du Musée d’art moderne de Vienne (actuellement directeur du Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne, France).
Introduction au catalogue et à l’exposition Jean-Claude Prêtre, Suzanne, le procès du modèle du 24 mai au 16 juin 1991 au Musée d’art moderne, Palais Liechtenstein de Vienne, page 11, de la version allemande du catalogue édité par La Bibliothèque des Arts, Paris.


Exposition Jean-Claude Prêtre, Musée d'art moderne, Palais Liechtenstein, Vienne, 1991

S87. Emblème de Suzanne, 1988

 

 

 

« … Prêtre affronte le tableau historique comme un sujet qui parle et qui tout à la fois n’y consent pas. Comme si l’œuvre était l’artiste en personne, fait d’affirmations et de réticences, paroles et silence, confession et dérobades. Il fallait ces 121 variations pour que tout ceci arrive et que se noie en elles l’inconscient de la peinture fait aussi de styles non apparents émergeant parfois plus tardivement de l’histoire de l’art au cours des siècles.

Le tableau du Tintoret contient dans son articulation tout un système de virtualités que seul un autre artiste peut manipuler. Le thème biblique facilite évidemment l’opération. De même que Suzanne est contemplée par les vieillards, de même la peinture – dans sa nudité – devient l’objet des regards du monde profane.

Face à face résolu, actif, rigoureux et fécond. Prêtre, en effet, affronte l’œuvre historique comme source d’inspiration et non comme thème. Il la propose à son inspiration comme une matrice de haute qualité. Mais, au lieu de s’y soumettre, il y répond avec les mêmes instruments. Alors la contemplation devient action, l’émerveillement pour la beauté du chef-d’œuvre déclenche un processus dynamique de formulation personnelle.

Cette formulation a quelque chose de fiévreux et ne se laisse pas entraver par le respect philologique. Elle devient un processus créatif qui met en scène une multiplicité de styles émanant du miroir jusqu’à se détruire elle-même. Nouveaux éléments et nouvelles figures s’entrecroisent sur la surface des 121 tableaux, comme pour signifier la prolifération d’un langage qui ne connaît pas de séparation entre abstraction et figuration, entre organique et géométrie.

En définitive, Prêtre représente la profondeur d’un miroir encyclopédique, à l’origine, en mesure seulement de refléter l’espace qui l’entoure, aujourd’hui, pour en faire jaillir le temps de la peinture, l’histoire des formes qui se sont succédées : un miroir cinétique qui emporte la peinture du passé vers le présent et inversement. Suzanne devient l’emblème d’un regard actif qui suscite l’émotion mais aussi l’érotisme de la création : unique possibilité de résister à la beauté sans être paralysé devant elle. Combat dans l’espace contre le temps : cette peinture indique le chemin à parcourir pour faire front à l’image de l’art à travers le labeur d’un processus créatif qui abolit la distance de l’histoire et la transforme en l’incessante représentation d’un éternel présent. »

Achille Bonito Oliva, Le miroir encyclopédique de la peinture dans J.-C. Prêtre Suzanne, le procès du modèle, La Bibliothèque des Arts, Paris, 1990, pp. 158-160

ŒUVRES EXPOSÉES AU MUSÉE D’ART MODERNE, PALAIS LIECHTENSTEIN, VIENNE, 1991


« Il y a, dans toute peinture, le même désir de voir que dans l’histoire de Suzanne, la même violence. Que serait une peinture qui feindrait d’ignorer ce qu’il y a de désir dans le « voir »? »

« Tandis que le peintre « classique » recentre toujours sa vision, le peintre de la vie moderne la disperse. Ainsi chaque peintre, à son époque, assume de penser selon les structures mentales de son temps.
Quand la peinture de Jean-Claude Prêtre multiplie les images de Suzanne que guettent les vieillards, quand il varie les vues qu’on prend sur l’œuvre du Tintoret, c’est à la fois pour marquer la forme et les enjeux de la peinture tels qu’ils se peuvent penser aujourd’hui.
Jean-Claude Prêtre démontre la forme labyrinthique qu’est toute image de peinture. Cette forme, déjà, est retorse dans la toile du Tintoret avec ces trois regards qui ne se voient pas entre eux, avec ces deux miroirs qui en eux-mêmes sont doubles, étant chacun l’objet qu’il est et l’objet qu’il reflète.
…Voyez la suite des tableaux qu’il peint de la légende de Suzanne : chacune de ses images fait voler le visible en éclats.

 

 

Impossible Suzanne aux Bouddhas, 1986

 

 

A en croire cette peinture, le visible n’est pas un. Il n’est ni unifié ni unifiable. Toujours, par quelque côté, il échappe. L’œil ne le totalisera pas. Pas de point focal ici. Pas de point de fuite unique pour la perspective. Comment le peintre moderne pourrait-il espérer tout tenir ensemble d’une main ferme dans la résille d’une géométrie sans  défaut? Comment l’art de peindre, aujourd’hui, donnerait-il l’illusion que, ce monde-un, on pourrait le posséder d’un seul bloc par la vue, comme les vieillards de la légende voudraient posséder, nue, Suzanne? »

« Ce thème iconographique n’est pas d’abord un témoignage concernant les usages de l’hygiène corporelle. Il s’agit de bien autre chose : d’une nudité qui s’observe elle – même. Suzanne se voit au miroir et elle s’y voit se voir. Son regard revient sur elle-même.… Comment une telle posture ne fascinerait-elle pas le voyeur qu’est virtuellement tout peintre et tout spectateur de peinture? Quelle plus forte séduction y a-t-il que celle d’un corps qui se suffit à lui-même, qui vous rejette, symboliquement, loin de lui? On ne s’étonne pas  qu’aujourd’hui Jean-Claude Prêtre médite cet effet qui est au cœur de toute démarche de peinture : nulle image n’a besoin de vous. Car, à la peinture aujourd’hui, il ne reste socialement, depuis plus d’un siècle, qu’une fonction marginale. Le mythe biblique lui-même que transmettait le Tintoret a perdu ses vertus de pédagogie morale. Ainsi reste-t-il avant tout au peintre moderne cette tâche essentielle : fonder la beauté sur l’existence formelle de l’œuvre elle – même, sur les mouvements de pensée qu’elle exige de nous. Ainsi la peinture de Jean-Claude Prêtre se retrouve dans la même position que la Suzanne du Tintoret : elle s’observe, s’interroge, s’admire elle-même. Elle est l’épreuve de sa propre beauté.»

« A en croire Jean-Claude Prêtre et la façon qu’il a de faire de ses toiles mille miroirs, parfois déformants jusqu’à produire des anamorphoses, dont nul ne donne à voir la même chose que l’autre bien qu’ils racontent la même histoire, tout peintre est un miroitier. Ses œuvres font miroiter des possibles. »

SUZANNE, LE PROCÈS DU MODÈLE, 1986-1988

« Je me souviens de l’habitacle que Léonard de Vinci proposa de construire pour l’amusement de la cour de Milan. Léonard en a dessiné une figure sur ses carnets et une note en explique le fonctionnement. Huit hautes parois en miroirs plans forment une chambre octogonale. Un homme qui serait placé en son centre, explique Léonard de Vinci, verrait une infinité de reflets de lui-même, son image serait dispersée en des milliers d’éclats. Si bien que, dans ce fourmillement d’images, sa personne, là, au centre, aurait comme disparu, elle serait devenue introuvable.»

Marc Le Bot, De l’huile et des parfums dans J.-C. Prêtre Suzanne, le procès du modèle, La Bibliothèque des Arts, Paris, 1990, pp. 195-215

CHRISTIAN DELACAMPAGNE
SUZANNE SURPRISE de Jean-Claude Prêtre

Le peintre Zeuxis, rapporte Pline, fier d’avoir peint sur un mur une treille capable de tromper les oiseaux, courut en ville pour convier ses amis à constater le prodige. Pendant son absence, un autre artiste, Parrhasios, peignit sur le même mur un rideau. A son retour Zeuxis, surpris, chercha à écarter celui-ci. Parrhasios triompha : sa peinture avait réussi à tromper un homme, tandis que celle de Zeuxis n’avait trompé que des moineaux. Morale de l’apologue : c’est quand il est caché qu’un objet excite au plus haut point le désir du peintre et, avec lui, celui du spectateur – autrement dit du voyeur qui habite en tout être humain.

 

Suzanne au bouquet, 1985

 

Exemplaire

Cette leçon exemplaire (au sens des exempla médiévaux), l’histoire entière de la peinture ne cesse de la conter ; mais elle a choisi, pour mieux le faire, un thème biblique : Suzanne au bain. Le récit dont s’inspire ce motif iconographique se trouve, on le sait, dans un des livres les plus obscurs de l’Ancien Testament, le Livre de Daniel. On peut y lire comment le jeune prophète – qui devint par la suite expert en interprétation des rêves – sauva la vie à la chaste Suzanne, épouse de Joachim, traîtreusement accusée d’adultère par deux vieillards aux avances desquels, un jour qu’ils l’avaient surprise à sa toilette, elle avait refusé de céder.

Passons sur les paradoxes du récit (les deux iniques vieillards sont, paraît-il, des juges respectés) ainsi que sur ses illogismes (pour confondre les calomniateurs, Daniel montre que leurs témoignages se contredisent ; ce qui en toute rigueur, prouve que l’un d’entre eux ment mais pas nécessairement les deux…). Et retenons seulement la scène, éminemment troublante, où la belle Suzanne, dans la splendeur de sa nudité, s’apprête à prendre un bain dans son jardin particulier, tandis que les vieillards l’épient en secret : c’est cette scène, en effet, qui n’a cessé de faire fantasmer la peinture européenne depuis les catacombes des premiers siècles jusqu’au Tintoret – qui en tira (1557) un célébrissime tableau, aujourd’hui conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne -, et depuis le Tintoret jusqu’au peintre suisse Jean-Claude Prêtre qui, d’après ce tableau de Vienne précisément, réalisa de 1984 à 1990 une série de cent vingt « variations ».

Cent vingt-et-une

Cent vingt ou, plus exactement cent vingt-et-une. La cent vingt-et-unième n’est autre, en effet, qu’un livre intitulé Suzanne, le procès du modèle, que vient de publier La Bibliothèque des Arts, Paris, et qui possède deux particularités remarquables.

D’une part, il nous offre la reproduction des cent vingt variations – peintures, sérigraphies et photographies peintes – complétées par des textes de Jean-Claude Prêtre – notes de travail d’un créateur qui sait fort bien expliquer son propos. De l’autre, il nous présente, avec l’aide d’artistes et d’écrivains (Yves Christe, Achille Bonito Oliva, Marc Le Bot, Michel Butor, Alain Grosrichard), un parcours aussi exhaustif que possible à travers les œuvres qui, dans la peinture européenne, ont mis en scène Suzanne au bain, ainsi qu’une tentative de déchiffrement de la – ou plus exactement des significations de cette scène.

 

Suzanne au miroir, étude, 1991

 

 

Au centre, un miroir

Car le thème – on s’en doutait, mais Alain Grosrichard achève de le montrer – est fortement surdéterminé. A ses implications morales traditionnelles (Suzanne comme symbole de l’Eglise et fiancée du Christ) s’ajoute en effet, à partir du Tintoret, une allégorie philosophique.

Observez ce miroir qui se trouve au centre du tableau du Vénitien. On ne voit pas ce qu’il reflète mais on devine qu’il renvoie, à la jeune femme qui s’y contemple, sa propre image. C’est ainsi que la belle Suzanne, captivée (de manière très peu chaste !) par le spectacle de sa somptueuse nudité, en oublie le monde qui l’environne et n’aperçoit pas les deux vieillards qui s’apprêtent à la surprendre. Première interprétation : il s’agit ici d’une mise en scène de la représentation elle-même, c’est-à-dire de l’esquisse d’un thème qui sera plus tard largement exploité, des Ménines de Vélasquez aux innombrables compositions de Picasso sur « le peintre et son modèle ».

Mais si le miroir représente le tableau tandis que Suzanne occupe la place du modèle et le peintre-spectateur celle des vieillards, l’ensemble de la composition peut également se lire comme un dispositif dévoilant la vraie nature de notre intérêt pour les images. Une femme totalement nue, et dont la nudité est à la fois cachée et révélée au regard du voyeur, constituerait, en dernière analyse, l’objet de toute peinture – objet depuis toujours perdu, cela s’entend. On pourrait, en d’autres termes, en conclure qu’il n’est pas de tableau qui n’ait à voir avec le sexe, ni de regard qu’un désir ne sous-tende.

Le visible et l’invisible

On comprend, en tout cas, les raisons pour lesquelles Jean-Claude Prêtre a consacré dix ans de sa vie – et cent vingt œuvres ! – à déconstruire ce tableau de Tintoret. Non seulement il a pu, de la sorte, s’interroger comme Picasso sur les rapports du peintre et du modèle, mais il en est venu, comme Marcel Duchamp dans sa toute dernière œuvre (Etant donnés : 1) la Chute d’eau, 2) le Gaz d’éclairage), à se demander si la vérité de la peinture n’avait pas davantage à voir avec la transgression d’un interdit qu’avec le souci, qui lui est habituellement prêté, de représenter le monde qui nous entoure. Bref, il semble nous dire (pour reprendre en la parodiant la formule de Paul Klee) : l’art n’a pas pour fonction de rendre visible – sauf cela même qui, d’après la Loi, devrait demeurer invisible…

Mais s’il y a incontestablement une dimension néo-dadaïste dans le travail de Jean-Claude Prêtre, celui-ci n’en sacrifie pas pour autant au culte du ready-made. Il reste, formellement, un producteur de tableaux. Jouant simultanément de toutes les ressources techniques qui s’offrent à lui, il procède par surimpression, surcharge, répétitions déformantes et déplacement systématique des cadrages et des perspectives.

Le résultat de ces dix années de travail : une « série » pour le moins impressionnante d’œuvres qui ont été pour la première fois réunies, en dehors du livre lui-même, dans une exposition qui s’est ouverte le 24 mai dernier au Musée d’art moderrne, Palais Liechtenstein – à Vienne, comme de juste. Une exposition que ce livre, en tout cas, donne envie de voir en France, où le travail de Jean-Claude Prêtre, encore mal connu, mériterait largement une rétrospective.

Texte de Christian Delacampagne paru dans le magazine :
« L’ÂNE », LE MAGAZINE FREUDIEN OCT.- DÉC. 1991 NUMÉRO 48
Numéro spécial Jacques Lacan

« REPÉRAGES POUR SUZANNE », 1968-1981

SUZANNE, LE PROCÈS DU MODÈLE, 1984-1988

Suzanne et l'apparition d'une demoiselle d'Avignon, 1988

 

 » Peindre Suzanne de telle manière qu’elle ne soit pas plus dans le jardin que dans le lieu de la toile où la tradition l’a mise, peindre Suzanne de telle manière qu’elle ne soit plus un élément agencé parmi d’autres, un élément d’assemblage, mais qu’elle recouvre tous les lieux de la toile, qu’elle imprègne toute la surface de la peinture, qu’elle devienne la texture même du tableau : le fait même de la peinture.  »
JCP, Notes de travail

 » Laisser le tableau originel se « dissoudre » dans l’apparition du tableau actuel comme s’il n’avait été retenu que dans le seul but de faire apparaître un sens qui y était caché et qui ne pouvait naître que de sa « dissolution ». « 
JCP, Notes de travail


 


ŒUVRES EXPOSÉES AU MUSÉE D’ART CONTEMPORAIN DE MONTRÉAL, 1986

Monument pour Suzanne, 1986

 

Accomplir Suzanne

« L’acte de Prêtre, c’est d’oser porter la main sur le miroir. Pour le vider. Ce faisant, il libère le ressort tendu par Tintoret dans ce prodigieux piège à regards qu’est son tableau. Et du coup…

Je dirai seulement que tout le dispositif savamment construit par Tintoret s’ébranle et s’anime. Les plans verticaux, horizontaux, obliques — surfaces transparentes, opaques, ajourées, miroitantes —, qui en constituaient les pièces maîtresses, glissent, coulissent, se rabattent, se projettent l’un sur l’autre. La perspective se déprave. Des révolutions s’opèrent, autour du pivot du flacon à parfum, qui joue le rôle de lanterne magique : d’autres jardins s’imaginent, irrigués d’autres eaux reflétant d’autres deux, plantés d’autres essences, aux odeurs plus suaves, ou plus violentes. Suzanne ne continue pas moins de s’y baigner…

L’arrière-fond peut venir au premier plan, ses croisillons se resserrer, revêtir la structure d’yeux de mouches vus dans un microscope. Le panneau de la haie se referme, piqué d’étranges fleurs avec un trou à la place du cœur. Je sais que Suzanne est là, quelque part, devant son miroir…

Elle disparaît sous des épanchements d’acrylique? C’est pour réapparaître éclaboussée de toutes les couleurs du prisme. Qu’elle se découpe à l’abri de persiennes, de paravents, de jalousies; qu’elle se tamise sous des gazes, des nappes de dentelles, qu’elle se dérobe sous les plis de tentures de damas ou des rideaux de plumes de paon, qu’elle se montre à demi couverte de damiers d’or ou d’ebène froissés, qu’elle se métamorphose ou qu’elle s’anamorphose, en long, en large ou qu’au travers de petits trous elle s’exhibe par petits bouts, qu’elle se mondrianise, se baconise, qu’elle s’artnégrise, se japanise, se kandinskise, qu’elle se matisse, se manetise, se picasse ou s’altère à la Klee… Devant son miroir, Suzanne est là quelque part.

Toujours la même, toujours une autre. Successivement, ou en même temps. Triptyque. Polyptyque. Panoptique: car même le spectacle promis par Titien au roi d’Espagne se réalise, quoique nous ne soyons invités à y assister qu’en qualité de premier valet de chambre, du dehors, l’œil collé à quelque boutonnière heureusement ménagée dans le matériau constituant les parois d’une volière cosmique, à l’intérieur de laquelle Suzanne, brillant comme mille soleils en image, devient une constellation de mirages, — que dis-je ? un univers infini dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Accomplissement hyperbolique, à côté d’autres, diversement paraboliques. Mais, depuis le temps qu’on en parle, et qu’on la peint, Suzanne n’est-elle pas devenue matière inépuisable à paraboles autant qu’à hyperboles? L’a-t-on jamais mieux fait paraître unique qu’en l’altérant à toutes sortes de sources, en la plongeant dans toutes sortes de bains, comme le fait J.-C. Prêtre?

Ce sont ces altérations qui se projettent et se peignent, 121 fois, dans les cadres de ces 121 Suzanne. Mais, quelle que soit la liberté d’invention dont chacune de ces créations témoigne, Suzanne s’oublie, se réinvente, se recherche, se retrouve, chez Prêtre (à mes yeux en tous cas) selon un processus dont le principe était déjà inscrit, et comme prescrit, dans la construction du tableau de Tintoret. Apparemment docile à tous les caprices, assujettie aux quatre volontés  de son nouveau maître, qui semble disposer sur elle d’un pouvoir aussi absolu que celui que Sade prête aux quatre scélérats de ses 120 Journées, elle est, en fait, 121 fois maîtresse du jeu qu’il joue avec elle en peinture.

Il le sait bien. Aussi le titre du numéro 22 mériterait-il de figurer en exergue de toute la série : Je n’oublie pas facilement qu’elle me fait faire tout ce que bon lui semble. (suite ci-dessous)

« BABELISATION DE SUZANNE », 1989-1990


« CE QUE SUZANNE VOIT EN SON MIROIR », 1989-1990

Ce que Suzanne voit en son miroir 19, 1989-1990

Ce que Suzanne voit en son miroir 15, 1989-1990

Elle. Qui, elle?

Celle — dans le temps, dans des temps très anciens — dont une histoire juive, racontée par un grec, ou grecque, racontée par un juif, nous apprend qu’elle fit perdre la tête à untel ou tel autre, au point qu’il se crut tout permis (y compris de se conduire comme un enfant) oubliant que ce qui lui semblait bon n’était pas bien selon la Loi, que c’était même le pire crime?

Ou celle — une certaine Idée de la Peinture — qui fit faire à Tintoret, peignant Suzanne en 1557, ce qui lui semblait bon : la représenter en miroir se représentant à elle-même devant un miroir, et s’y voyant si idéalement, si mystérieusement belle — d’une Beauté si absolue que nul, ni dans, ni hors du tableau, ne pût s’estimer digne d’en approcher, ni d’en jouir autrement qu’à travers l’ombre d’un reflet à peine entraperçu, par une fente, sur un écran, derrière une barrière ?

Ou bien l’une et l’Autre à la fois : celle qui, pour avoir été vue une fois, ne se laisse pas facilement oublier, et qui, de la première jusqu’à la dernière seconde, vous fera faire tout ce que bon lui semble pour qu’on n’oublie pas qu’elle est et reste la Première, l’Originale, la Seule?

Je n’oublie pas. Vous aurez beau faire et beau dire,  je n’oublie pas. Tel est le thème, posé d’abord dans le Livre de Daniel, et qui s’énonce en duo, par la bouche de Suzanne et de son Juge souverain.

Ce duo, Tintoret le reprend, pour le placer au centre d’un concert tacite, composant un septuor (car le spectateur aussi bien que les termes sont inclus dans la partition) que semble diriger l’oiseau. Mais si tout y résonne du même écho — je n’oublie pas — la polyphonie qui en résulte n’aboutit pas à cet accord parfait qui ne laisserait rien à désirer. Tintoret ne « sauve pas les dissonances », pour employer le langage des musiciens de l’époque. Sa Suzanne s’achève interminablement sur un désaccord parfait, avec un point d’interrogation en guise de point d’orgue. Pourquoi divisons-nous le monde? demandait Cézanne, grand admirateur du Maître Vénitien.

Je n’oublie pas revient, chez J.-C. Prêtre. Sept fois, dans ses premières Suzanne, le thème réapparaît, rappelant sept fois qu’il s’oublie, s’affaiblissant, s’éloignant, s’effaçant, comme à la limite de la mer un visage de sable. A la septième, un écran blanc, sans image. J’oublie tout ? Je repars à zéro ? Rien n’est plus là où je m’imaginais voir quelque chose. Je sais bien. Mais quand même. Je n’oublie pas. Pas possible. J’ai beau tenter de lui faire faire tout ce que bon me semble, je n’oublie pas qu’elle me fait faire tout ce que bon lui semble. Que mon désir, c’est le désir de l’Autre. Que ce qui cause mon désir, c’est de me faire l’objet du sien. J’ai beau jeter sur elle un voile d’oubli, elle est là, toujours, présente sous le voile. J’ai beau recouvrir ce voile de peinture, je la redécouvre en peinture. Mais la redécouvrant en peinture, je redécouvre la peinture. Il faut céder aux vœux des mortes couronnées…

Je n’oublie pas: thème, suivi de variations dont le pas facilement donnerait le principe. Altérations à la clé, ce thème sera varié autant de fois qu’il le faut pour conjurer l’oubli tout en différant le rappel. Autant de façons de rechercher la Première dans la série de ses secondes, de retrouver l’Unique à travers ses doublures, de rejoindre la source en gardant ses distances. Autant de fugues. Autant de parties jouées par l’un avec l’Autre, ou par l’autre avec l’Une. Autant de manières de faire un, mais deux quand même, quoique un pourtant, à la fin.»

ALAIN GROSRICHARD
Suzanne noir sur blanc, Essai de psychanalyse impliquée, extrait du catalogue J.-C. Prêtre Suzanne, Musée d’art moderne, Palais Liechtenstein, Vienne, 1991, Editeur La Bibliothèque des Arts, Paris, 1990, pp. 237-407.



« TOUTE LA VÉRITE SUR SUZANNE », 1990-1991


« SUZANNE POUR MÉMOIRE », 1990-1991

Suzanne pour mémoire, 1990

JEAN-CLAUDE PRÊTRE : TRIPLE SUZANNE POUR L’HÔPITAL CANTONAL

Une importante œuvre d’art décore depuis peu le Pavillon d’imagerie médicale de l’Hôpital cantonal de Genève.

Due à l’artiste genevois Jean-Claude Prêtre, Suzanne pour mémoire est un triptyque constitué de trois toiles peintes à l’acrylique, chacune au format de la Suzanne viennoise du Tintoret, soit 3 x (146,6 x 193,6 cm). Il s’inscrit, en effet, dans la Suite des 121 variations que l’artiste a peintes durant ces dix dernières années d’après la Suzanne et les vieillards du Tintoret, exposée au Kunsthistorisches Museum de Vienne.

L’ambition du peintre a été que cette œuvre soit l’une des plus exemplaires variations de sa Suite Suzanne au sens où il a souhaité qu’elle synthétise le plus grand nombre de ses paramètres essentiels tout en s’insérant harmonieusement dans le lieu auquel elle était destinée, c’est-à-dire tant dans sa relation culturelle avec le Pavillon d’imagerie médicale que dans sa relation – nommons-là : thérapeutique – avec les patients qui auraient à la contempler voire à la supporter… Il s’agissait, en ne cédant à aucun compromis, de créer une image poétique à vocation contemplative avec des éléments iconographiques subtils mais accessibles et susceptibles d’apporter un peu de rêve et de réconfort.

(…) Le triptyque Suzanne pour mémoire commandé par le Fonds de décoration pour le Pavillon d’imagerie médicale de l’Hôpital cantonal représente trois moments historique de l’iconographie de Suzanne.

La première toile représente une Suzanne médiévale dans un espace bidimensionnel, la toile centrale une Suzanne de la Renaissance dans un espace avec perspective, et la troisième, une Suzanne « peinture » dans un espace contemporain abstrait.

Le triptyque se développe à partir du texte biblique cité dans le miroir du Tintoret à l’extrême gauche du premier tableau.

La petite Suzanne médiévale qui prend sagement son bain de pieds provient d’une miniature enluminée d’un manuscrit de la Bibliothèque universitaire de Genève. A cette époque, Suzanne était encore une Sainte : elle incarnait la valeur éthique de l’histoire. Plus tard, durant la Renaissance, elle sera une femme plus proche de Vénus que de la Vierge. Les deux lapins noir et blanc, aux yeux injectés, sont une allusion aux deux « chauds lapins » duplices de la Bible. Le chien palette est une présence familière qui a accompagné Suzanne dans de nombreux tableaux.

Le vrai sujet du deuxième tableau est l’eau (…) Encadrée par cette eau que versent différents petits personnages et animaux mythiques de sexe masculin, Suzanne, sur le pas de la porte de son palais, fragile apparition, semble hésiter un dernier instant avant de quitter  définitivement le lieu où elle vient d’être agressée. Un paysage toscano-babylonien rappelle à la fois la source littéraire de l’histoire et la source picturale de l’image.

(…) Le troisième tableau a non seulement pour finalité de traduire le thème par la seule couleur et une structure minimale, mais, par son dépouillement et par contraste, de renvoyer à l’image centrale et à la relecture de l’ensemble.

Magazine de la « Tribune de Genève », Tribune des Arts, N0 108, 2 mai 1990, pp. 30-31

 

SUZANNE, 1990, catalogue de l’exposition rétrospective J.-C. Prêtre, Suzanne, le procès du modèle, au Musée d’art moderne, Palais Liechtenstein de Vienne
(24 mai – 16 juin 1991), 423 pages
Editeur La Bibliothèque des Arts, Paris

L’ensemble des œuvres de la série Suzanne, constituée de 121 œuvres, est un polyptyque. Le catalogue qui le contient et les expose, en fait néanmoins partie : c’est la 121e et dernière Suzanne de la série.
L’édition originale est constituée de 5000 exemplaires, comprenant une édition allemande de 1000 exemplaires.

Textes par ordre de succession dans l’ouvrage :

Exposition Jean-Claude Prêtre, Salle des Fêtes du Musée d'art moderne, Palais Liechtenstein, Vienne, présentoirs du catalogue, détail

Ce livre est un catalogue. Mais aussi plus, et autre chose, qu’un catalogue.
Un catalogue, – puisqu’on y trouvera, dans son intégralité, la série des Suzanne peintes depuis 1981 par J.-C. Prêtre, à partir de, autour de, à cause de, en mémoire de, – toujours en regard de celle de Tintoret, la Viennoise, qui figure à sa place, en tête de sa suite.
Un catalogue, – mais plus qu’un catalogue. Car cette suite est accompagnée de tout un cortège d’autres Suzanne. De toutes celles qui, depuis que la « chaste Suzanne » est aussi devenue modèle pour les peintres (c’est-à-dire à peu près depuis que la peinture existe), se sont tour à tour dévoilées nues, au bain, pour s’y faire dévorer du regard ou agresser par des vieillards qui ne sont deux, et vieux, qu’en apparence : ils sont en fait chaque spectateur. Et chaque spectateur, en tant que tel, s’éprouve divisé, tourmenté, ravi avec eux et comme eux, devant Suzanne et par Suzanne. N’est-elle pas, exemplairement, l’incarnation de la Peinture elle-même, la manifestation de son mystère ? On en jugera par l’iconographie exhaustive rassemblée ici pour la première fois, et présentée par J.-C. Prêtre.
…Et autre chose qu’un catalogue même si ce catalogue, par la multiplicité des points de vue qu’il propose sur cet unique objet, est déjà beaucoup plus qu’un catalogue. Dira-t-on qu’il s’agit d’un superbe « livre d’art » ? Oui, parce qu’il a l’art pour sujet. Mais « livre d’art » surtout comme on dit d’un objet que c’est un « objet d’art ».
Il est en tout cas l’œuvre d’un artiste, J.-C. Prêtre, qui l’a conçu et composé comme une de ses Suzanne. C’est même pour lui la 121e, et la dernière de la série.
Paradoxale dernière, évidemment, puisque cette dernière se donne comme une partie du tout qu’elle représente, et constitue l’ensemble dont elle est elle-même un élément.
Ensemble ou élément, qui, n’étant pas une peinture, ne faisant pas image, ne saurait donc figurer en hors texte dans ce livre qu’elle est, – et qui lui-même est quoi ? Une sorte de Babylone rebâtie pour la cause, où, dans un jardin hanté de milliers de vieillards qui n’en auront jamais fini de brûler pour elle, près du miroir d’une source sans âge, Suzanne hors-texte revit, converse ou rêve avec Suzanne dans le texte.
Et d’abord avec celle de l’Ecriture, la toute première, l’originaire (dont le nom hébreu signifie le lis – blanche fleur), qui se retrouve ainsi dans la dernière. C’était écrit, depuis toujours.
Mais aussi avec d’autres textes, écrits à partir de autour de, à propos de Suzanne. Lesquels, qu’ils soient signés d’historiens ou de critiques d’art Achille Bonito Oliva, Yves Christe, Marc Le Bot, d’Apollinaire ou de Michel Butor, d’Alain Grosrichard ou de J.-C. Prêtre lui-même, s’inscrivent tous, comme il se doit, en regard de Suzanne. Lis ! Cela aussi, c’était écrit.
ALAIN GROSRICHARD

Livre pp. 1-67
Livre pp. 68-137
Livre pp. 138-207
Livre pp. 208-277
Livre pp. 278-347
Livre pp. 348-421

© Jean-Claude Prêtre. Tous droits de reproduction, sous n’importe quelle forme, strictement réservés.